Le miroir aux alouettes

ISSU DU MAG D’OCTOBRE 2023 _ Auteur Fred PORCEL

UN PEU D’HISTOIRE
Si l’Éducation nationale ne cesse de se réformer, l’accès à sa filière d’excellence – portée encore aujourd’hui par de prestigieuses écoles comme Polytechnique, Centrale, Normale Sup, Mines, Ponts, ENA(1) notamment, ainsi que quelques écoles d’ingénieurs de premier plan – fut pensé à la Révolution. Ce chantier complexe fut confié à des connaisseurs du sujet, aristocrates repentis dont le plus connu était le marquis de Condorcet.

Comment faire croire au peuple qu’on ouvre grand les portes des meilleures écoles tout en les réservant – parce que les places y sont rares – aux rejetons des beaux quartiers ? Imaginez un marathon. 42 km, c’est long. Ce n’est toutefois pas surhumain. Tout le monde ou presque peut participer, à sa façon : on peut faire un footing de temps en temps et se présenter le jour du départ en se disant que oui, ce sera dur, mais on peut y arriver à force de courage et de volonté. Et puis, on peut s’y préparer longtemps à l’avance, intégrer une équipe de coureurs professionnels – quand sa propre famille a le plus souvent une longue tradition de course de fond – qui prodigue conseils, programme d’entraînement, expérience, pour être au top le jour de la course. Sur le papier, tout le monde a ses chances. Dans la réalité, 1 % des touristes y parviendra, quand 99 % des entraînés franchiront la ligne d’arrivée.

DU DÉTERMINISME SOCIAL, ENCORE

Les grandes écoles, c’est pareil : les trois quarts de leurs diplômés sont issus de milieux sociaux favorisés(2), quand une poignée d’entre eux sont enfants d’ouvriers ou d’employés – comme dans la classe politique – là où leur proportion dans la population est inversée. Difficile de prétendre que la capacité à faire de hautes études soit génétique, ce que « l’élite » ne s’acharne pourtant pas à contredire. Comment est-ce possible, puisque le programme scolaire est censé être le même partout ?

Pour avoir toutes les chances d’accéder à ces écoles, il faut déjà bénéficier de conditions d’études favorables. Les meilleurs établissements sont souvent en centre-ville, quand ce n’est pas Paris, où se loger convenablement est inabordable pour beaucoup. Une chambre à partager et deux heures de transports ne sont pas une bonne base de départ. Ensuite, être issu d’une classe sociale supérieure permet souvent d’avoir ses grands-parents, parents, frères, sœurs qui ont fait les mêmes cursus. Et bénéficier ainsi, toute sa scolarité et à domicile, d’un soutien sans faille et d’une émulation titillée par la volonté de ne pas être celui ou celle qui échoue.

Enfin, l’Éducation nationale feint d’ignorer qu’il existe une marche invisible entre le niveau acquis au lycée et celui demandé à l’entrée en classe prépa, passage obligé vers les grandes écoles. Étant donné le rythme et la quantité de travail exigés par ces dernières, il est presque impossible d’intégrer ce qu’elles enseignent tout en rattrapant le retard accumulé au lycée. Difficulté qui n’existe pas quand on connaît l’existence de cette marche et que l’on y est préparé. Ce qui est le cas quand on vient d’un milieu qui a déjà suivi ces cursus et/ou que l’on fréquente les lycées qui savent.

Donc oui, il y a une vraie égalité des chances au départ. Mais pour atteindre l’arrivée, les statistiques sont claires : il vaut mille fois mieux venir d’un milieu qui a fréquenté ces mêmes écoles et en connaît les rouages, que de se présenter son bac en poche en comptant sur son courage et sa bonne étoile. Attention, ces préalables ne sont pas une garantie et n’enlèvent rien au mérite des diplômés, car ces parcours sont extrêmement exigeants. Mais se lancer dans la course sans eux, c’est courir un marathon en portant un parpaing.

Une fois diplômés, le capitalisme offrira des ponts d’or à celles et ceux qui parviennent à exceller dans l’excellence. Les autres pourront se consoler en politique(3) : en contrepartie de postes grassement payés aux multiples privilèges, elle ne demande aucune compétence, n’impose ni objectifs ni comptes à rendre et permet de se constituer un carnet d’adresses qui, cette fois, intéressera le privé.

ET SI CELA NE SUFFISAIT PAS…

Cerise sur le macaron Ladurée, ce sont les simples citoyens, dont les enfants ont peu de chances d’accéder à ces études, qui les financent avec leurs impôts. D’abord les écoles elles-mêmes, puisqu’elles sont publiques, mais également les frais d’études, gratuits pour ces enfants de privilégiés dont l’argent est pourtant le dernier des soucis. Toutefois, en échange de grimper quatre à quatre les barreaux de l’échelle sociale, la Nation leur impose des contreparties sévères : ils auront dès leur entrée à l’école un statut de fonctionnaire qui les obligera à accepter un salaire(4) pendant leurs études (1 500 euros net par mois en moyenne, empêchant de connaître les joies simples d’une deuxième vie au McDo) puis à travailler à leur sortie plusieurs années pour l’État. Un emploi assuré et bien payé qui évitera les difficultés de l’insertion dans la vie active, tout en accumulant de l’expérience et, là aussi, un carnet d’adresses.

Dans ce monde du travail où les syndicats se battent pour essayer d’en atténuer les difficultés et les injustices, celles-ci commencent bien avant la signature de son premier contrat d’embauche. À l’autre bout du prisme, la Nation catapulte les enfants de l’élite dans les hautes sphères pour remplacer leurs parents sortant des mêmes écoles. C’est l’égalité des chances, façon méritocratie républicaine.


1 Rebaptisée “Institut national du service public” en 2022, elle reste l’école de l’entre-soi.
2 Le corpus du déterminisme social est innombrable. Un exemple ici.
3 Issu d’un milieu social pourtant favorisé, Manu* a raté deux fois le concours d’entrée à Normale Sup, là où des dizaines de milliers d’étudiants avant lui ont réussi du premier coup. Heureusement, de longues et coûteuses campagnes de publicité financées par quelques amis ont répandu une fable du mérite qui lui a permis d’accéder aux plus hautes fonctions. (*le prénom a été changé).
4 Oui, vous avez payé les études d’Emmanuel, Élisabeth, Bruno… et fourni leur argent de poche.

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