Où la quête inachevée du dialogue social (à la SNCF)
ISSU DU MAG DE JUIN 2024 _ Auteur Olivier ARMAND
Que n’a-t-on dit, glosé, théorisé sur la nécessité et l’efficacité du dialogue social ? Dans les années 1990 et 2000, il y avait encore une réelle volonté d’associer lesdits « partenaires sociaux » à la production de la norme. Aujourd’hui ce sont des dispositifs qui sont battus en brèche.
Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, au niveau interprofessionnel comme au niveau des directions d’entreprises, nous ne sommes plus du tout sur l’idée d’associer – réellement – les partenaires sociaux. Au contraire, on l’a vu dans le prolongement de la loi travail par les ordonnances Macron, ou même dans la façon d’élaborer les deux réformes des retraites.
Au niveau des grandes entreprises (c’est-à-dire celles avec plus de 5 000 salariés) et singulièrement à la SNCF, le modèle de démocratie sociale est en crise : la fusion des instances locales dans d’immenses CSE multirégionaux se traduit sur le terrain par une profonde transformation de ce qu’étaient auparavant les comités d’entreprises, DP, et CHSCT locaux, avec des CSE qui deviennent davantage contrôlés par les directions d’entreprises, que ce soit sur l’ordre du jour ou leur déroulement. Il reste en réalité peu d’espace pour une représentation contradictoire : les CSE sont plutôt des chambres d’enregistrement des décisions de la direction. Ce qui conduit les équipes syndicales à se demander ce qu’elles y font.
Pour comprendre l’écart entre les promesses et les réalités du dialogue social telles que nous les observons quotidiennement dans les négociations d’accords des grandes entreprises françaises, la SNCF est un bon objet d’étude. Pourquoi dans une entreprise comme la SNCF où le dialogue social fait partie de la feuille de route de tout président, de tous les DRH du groupe public ferroviaire, cela ne marche toujours pas ? Si l’on veut comprendre ce que peut ressentir un syndicaliste d’une organisation réformiste comme l’UNSA en négociation avec sa direction, imaginons un instant une homothétie de situation de négociation. Pour cela, faisons une petite expérience de pensée…
Imaginez, imaginons un monde parallèle dans lequel le syndicaliste serait à la place du président de la SNCF et que l’État jouerait le rôle de la direction de la SNCF.
Imaginez, imaginons…
Président de la SNCF, Guillaume-Louis Saranfou est convoqué par le Premier ministre. Le mail laconique tombé ce soir-là dans la boîte aux lettres de sa directrice de cabinet ne laisse aucune alternative : il va falloir réorganiser d’urgence l’agenda présidentiel. La mission qui est assignée au président Saranfou est l’objet de cette convocation et elle est de taille : proposer au gouvernement un plan d’action audacieux sur cinq ans pour financer, sur fonds propres, le « Pass Rail », les SERM et rénover tout le réseau ferré national pour favoriser l’ouverture à la concurrence du rail français. Entre appréhension et détermination, M. Saranfou, bien sûr, accepte le défi. Comment pourrait-il en être autrement ? Un président de la SNCF, c’est comme un ministre : « ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne. »
La délégation SNCF arrive à l’Hôtel de Matignon, rue de Varennes, un soir d’hiver. Guidée par l’huissier de service, elle patiente dans l’antichambre qu’est le salon rouge. Puis, les hauts plafonds du salon bleu résonnent du cliquetis discret des stylos et du froissement des dossiers. Autour de la table ovale, les acteurs clés de l’avenir de la SNCF prennent place. Pas de boisson, pas de café, pas de convivialité, c’est un monde qui travaille. Le Premier ministre, figure centrale de cette assemblée, ouvre la séance avec une poignée de main désincarnée à Guillaume-Louis Saranfou. À sa droite, le ministre des Finances, dont les lunettes glissent légèrement sur le nez, scrute des documents sur son ordinateur déjà allumé devant lui. Le ministre des Transports, quant à lui, échange des salutations polies avec la délégation du groupe SNCF.
La réunion débute sur un ton cordial, presque chaleureux. Nous sommes dans le monde des apparences. Le Premier ministre prend la parole : « Monsieur Saranfou, nous sommes ici pour écouter et pour dialoguer. Vous avez carte blanche pour nous présenter un plan d’action. Nous n’avons rien décidé en amont, et nous attendons vos propositions avec intérêt. » Les mots sont encourageants. Un murmure approbateur parcourt la salle. Guillaume-Louis Saranfou, conscient de l’importance de l’instant, acquiesce d’un signe de tête respectueux. Il est accompagné de son directeur financier et des quatre autres présidents, tous prêts à défendre leur vision pour la SNCF. Pourtant, malgré l’atmosphère bienveillante, une tension imperceptible flotte dans l’air. Les conseillers ministériels et les directeurs de cabinet, une demi-douzaine d’ombres influentes, observent en silence. Leurs expressions sont neutres, leurs yeux ne trahissent rien de leurs pensées.
La réunion se poursuit, les échanges sont polis, les idées fusent et les propositions sont notées avec soin. Le président Saranfou présente alors l’esquisse d’un plan ambitieux, soulignant l’importance de la rénovation du réseau, de la survie du fret ferroviaire et de la nécessité de préserver l’unité sociale au sein de la SNCF. Il demande si cette vision pourrait constituer son mandat pour proposer au gouvernement un plan d’action sous quinzaine : l’élaboration d’un tel plan exige une mobilisation collective, donc un délai, argumente-t-il et puisqu’il y a urgence, ce délai doit être le plus réduit possible, mais non nul.
Le Premier ministre acquiesce avec forts encouragements tandis que le ministre des Finances continue de scruter ses documents sans même lever la tête de son ordinateur posé devant lui. À la fin de la réunion, les poignées de main sont fermes, les sourires de circonstance. Le Premier ministre assure une fois de plus que rien n’est gravé dans le marbre et que le gouvernement attend ce plan d’action avec impatience. Rendez-vous est même convenu dans cette optique. Mais derrière ce voile de diplomatie, la réalité est tout autre. Les décisions sont en fait déjà prises, le plan du gouvernement déjà bouclé par le cabinet Mac Kissait. Toute la délégation de la SNCF, ignorante de la supercherie, quitte le salon bleu de l’hôtel Matignon avec l’espoir de la poursuite d’une négociation qui, en vérité, n’aura jamais lieu.
De retour dans son bureau, le président de la SNCF convoque ses directrices et directeurs, ainsi que ses rares collaborateurs de confiance.
« Nous avons quinze jours, annonce-t-il, nous n’avons qu’une fenêtre de tir et même si tout ne sera pas pris par le gouvernement, il nous faut pouvoir influer sur certaines décisions, car cela va engager l’avenir du groupe face à nos concurrents, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Au travail ! »
Les équipes se mobilisent alors, travaillant jour et nuit, sacrifiant temps personnel et repos pour la cause commune. Les idées fusent, les stratégies se dessinent et un plan d’action émerge, construit et raisonnable du point de vue de chacun et à l’image de l’engagement de chacun. Les réunions des collaborateurs et des équipes s’enchaînent. Les managers sont interrogés, les experts métiers mis à contribution. Les notes circulent, remontent. Les synthèses constituées. Personne ne compte ses heures, l’enjeu est trop important. La mission est sacrée, l’avenir du groupe public est peut-être en jeu. Les tableaux Excel du plan d’action sont partout croisés, concaténés, torturés. Les tests de résistance sont concluants. Il faut maintenant exprimer toutes les contradictions du projet, les analyser, les mettre en délibération collective en vue d’arriver à un arbitrage pour élaborer la proposition de la SNCF.
Quinze jours plus tard, c’est un Guillaume-Louis Saranfou fatigué mais fier qui se présente à nouveau devant le Premier ministre, plan en main, graphiques à l’appui et aidé du fidèle Stéphane Vintresian, les voilà prêts à défendre le fruit de l’effort collectif. Mais, à leur grande stupéfaction, le Premier ministre cette fois-ci ne leur accorde ni un regard, ni une oreille. Sur la table, un autre plan, celui du ministre des Finances, non négociable, définitif. Guillaume-Louis Saranfou a compris. En politique et en négociations, il n’est certes pas un lapin de six semaines. Pourtant, cette fois, il a nettement l’impression d’avoir été pris pour un bac à douche. Le choc est brutal. Le cœur lourd et plein d’amertume, il retourne au siège de Saint-Denis, 2 Place aux Étoiles. Place aux Étoiles, quelle ironie en pareille circonstance.
Lorsque Guillaume-Louis Saranfou, le visage fermé, entre dans la salle du conseil d’administration pour faire face à ses équipes, un silence lourd s’abat sur l’assemblée. Il y a dans l’air une tension palpable, un mélange d’anticipation et de crainte. Les regards sont fixés sur lui, cherchant des indices, espérant encore que leur dévouement n’ait pas été vain. Mais les mots qui tombent brisent les dernières illusions. « Le gouvernement a rejeté notre plan », annonce-t-il d’une voix blanche. La stupeur frappe d’abord, suivie de près par un désarroi profond. Les visages se décomposent, les murmures enflent. La colère monte, une colère sourde, celle de l’injustice, du mépris, du ressentiment. Ils ont donné leur temps, leur énergie, leurs idées et pour quoi ? Pour être ignorés, écartés, comme si leurs propositions étaient toutes mauvaises, comme si leur contribution n’était qu’une formalité sans importance. Le gouvernement ne les a pas écoutés, n’a même pas pris la peine de considérer leur travail. C’est un affront qui résonne au plus profond de chacun, un coup porté à leur dignité professionnelle. Dans leurs esprits, c’est un tourbillon. Ils se voient comme des pions, manipulés, bafoués. Ils pensaient jouer une partie d’échecs, mais ils réalisent qu’ils n’étaient que des spectateurs dans les tribunes, que les dés étaient pipés depuis le début.
Se sentir à ce point bernés, c’est un poids qui s’ajoute à la charge déjà lourde de leurs responsabilités. Mais au-delà de la déception personnelle, c’est la responsabilité envers leurs équipes qui pèse le plus sur leurs épaules. Comment leur dire que tout cela n’était pour rien ? Comment maintenir leur confiance, leur motivation, quand le processus de décision lui-même semble si profondément dévoyé ? Comment continuer à travailler dans un climat de confiance et dans un état d’esprit progressiste ?
Fin de l’expérience de pensée. Revenons maintenant au monde réel.
Cette expérience de pensée vous paraît complètement farfelue et très éloignée de la réalité ? C’est pourtant ce que nous ressentons, nous, représentantes et représentants des salariés lorsque de réunion en réunion, tout notre travail est battu en brèche par un profond désintérêt de nos interlocuteurs. C’est ce que nous constatons quand les accords sont écrits d’avance, les projets déjà ficelés, les changements décidés.
Tout notre travail d’amendements, de propositions, d’idées nouvelles, d’hypothèses, de compromis est superbement ignoré derrière le vernis de la politesse des réunions formelles et informelles. Il est vrai que la politesse c’est l’indifférence organisée, comme disait Paul Valéry.
Cette histoire bien que fictive est aussi une bonne façon d’illustrer le sentiment d’impuissance et de frustration ressenti par nos élus et délégués syndicaux face à des directions qui semblent sourdes à leurs contributions et à leurs envies de contribuer à la réussite de leur entreprise. Et que se passe-t-il ensuite lorsque nous redescendons au contact des équipes de production en établissement et que constatons nous au niveau du climat social dans les collectifs de travail ? D’abord, un profond sentiment de mépris. Mépris de leur travail, de leur métier et parfois mépris de leur personne. Une forme de peur en l’avenir s’installe lorsque celui-ci n’est pas configurable et sécurisant. Et cette peur mute parfois en colère lorsque la démagogie des éléments de langage est poussée jusqu’au cynisme dans les médias.
Si le collectif disparaît du champ de vision des dirigeants, si « le gratin se sépare des nouilles » comme dirait un ancien ministre, bon courage aux entreprises pour affronter tous les défis de transformation de l’économie ! Ne serait-ce que par les impacts du changement climatique conjugué à la raréfaction des énergies fossiles. Amis lecteurs, ne vous y trompez pas, cette fragilisation des corps intermédiaires et des instances rendra de plus en plus les relations sociales vulnérables à toute sorte de « gilet-jaunisation » avec des mobilisations collectives organisées indépendamment des organisations syndicales.
Le déclin d’une régulation par les corps intermédiaires – qui sont aussi de véritables amortisseurs à la brutalité sociale – se retournera contre les entreprises elles-mêmes en faisant émerger de nouvelles formes de conflictualité, voire des violences difficiles à canaliser.
À l’UNSA, nous constatons que le sens même donné à l’idée de dialogue social s’est considérablement transformé depuis les années 2000. Il y avait auparavant une logique de donnant-donnant, de compromis, qui donnait sa légitimité au syndicalisme réformiste. Aujourd’hui, le dialogue social sert surtout à disqualifier les organisations syndicales qui tenteraient de créer un rapport de force pour faire valoir leurs intérêts. On oppose le dialogue social à la grève plus qu’on ne le définit comme une méthode. L’État n’est plus une puissance qui se pose en arbitre entre le capital et le travail, mais de plus en plus un garant des politiques dites pro-business. Il prend de fait le parti des employeurs contre les travailleurs. Les salaires sont perçus en termes de coût du travail, les normes comme des contraintes qui étouffent l’innovation et les syndicats sont vus comme des obstacles.
Tout cela interpelle notre façon de faire du syndicalisme dans son rapport à la négociation. Rappelons-nous que le droit du travail est fait pour faire fonctionner une organisation et pas pour dire non et uniquement non. Nous devons nous souvenir aussi que le droit du travail a été établi par le législateur dans le but de rectifier le déséquilibre structurel entre les employés et les employeurs, qui ont plus de pouvoir et de ressources et sont protégés par la reconnaissance de la liberté d’entreprise.
L’UNSA défend l’idée que si les salariés sont éventuellement insatisfaits de la façon dont leurs intérêts sont portés par les syndicats, c’est moins en raison d’une crise générale de la représentativité qu’à cause d’un cadre juridique qui, aujourd’hui, ne permet pas l’émergence d’un rapport de force équilibré entre les acteurs. Par conséquent, les solutions sont à chercher dans les moyens d’action concrets donnés par le législateur au dialogue social : sans obtenir de véritables pouvoirs d’agir dans leur entreprise, les représentants des salariés, malgré leurs efforts, ne seront pas en mesure de faire valoir leur légitimité en tant qu’acteurs du dialogue social. Oui, il faut du courage politique tant du côté du législateur que du côté patronal pour mettre en place une majorité d’engagements de co-construction et non un droit d’opposition.
Alors Guillaume-Louis Saranfou, en véritable inépuisable du dialogue social, se remet à l’ouvrage, car tout comme l’UNSA, il est convaincu « qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer ».